Les chiffres ne sont pas vérité

Le petit prince de St Exupéry s’étonne que l’adulte parle de chiffres plutôt que de l’existence. Que dirait-il aujourd’hui ? Pas moyen de faire quoi que ce soit sans qu’ils se rappliquent ou sans qu’on les convoque. Les chiffres. Ils sont partout. Les media les adorent, les cultivent, les chérissent. Les politiques en sont complètement accrocs et les dévorent ou les déglutissent ad nauseam. Le monde du travail, de l’entreprise ne sait plus s’en passer. Il faut dire qu’ils sont bien commodes quand il s’git de virer quelqu’un. « Mon coco t’as pas fait les objectifs, alors ciao ». Quant à notre sphère privée elle les a intégrés comme une donnée identitaire pour reprendre un thème du moment. Nous sommes définis par une date de naissance, un numéro de sécurité social, de carte d’identité, de permis de conduire, de passeport. Nous devenons rapidement dans notre existence une cascade numéraire où se trouvent, pêle-mêle, nos codes de cartes bancaires, d’accès divers, notre numéro à Pole emploi, notre niveau de salaire et j’arrête la liste là car elle est comme le chiffre pi, sans fin. On mesure notre consommation d’énergie, nos appels téléphoniques. Parfois un article crétin nous interpelle sur le nombre d’actes sexuels hebdomadaires auxquels s’adonnent nos congénères, nous forçant à faire immédiatement le calcul rapide pour voir si nous sommes dans la moyenne ou pas. Je ne parle pas de sport où le chiffre définit tout. Enfin nous ne mesurons plus notre santé à l’aune de la douleur, ou de notre état de fatigue mais en suivant les niveaux de notre cholestérol, le taux de glycémie ou l’altitude de notre tension. Et quand on a très, très mal, à l’hôpital ou dans une ambulance, on nous demande de noter notre douleur entre 0 et 10. Pas une journée ne se déroule sans qu’on nous bombarde dès potron-minet de statistiques, de sondages, d’études, de résultats. Chiffres du chômage, de la croissance, de la dette, des investissements, des bénéfices, des bourses, des côtes de popularité, des objectifs, des bilans, des prévisions, des révisions. Mais aussi chiffres des morts sur la route, des manifestants, des dépenses de santé, des dépenses pour se loger, du coût de la vie. Tout est chiffré, tout est calculé. Le pourcentage des gens qui pensent blanc, ceux qui pensent noir, ceux qui pensent noir alors qu’auparavant ils pensaient blanc. Cette culture du chiffre devient à ce point obsessionnelle, boulimique donc pathologique qu’on mesure non seulement les choses mais surtout les évolutions, les écarts, les corrections, les erreurs.. Et puis comme le fait remarquer Olivier Rey dans son dernier ouvrage, « quand le monde se fait nombre », on remplit des tableaux, on trace des courbes, on dessine des graphiques qui nous rassurent et nous éclairent. Nos satisfactions, nos déceptions, nos joies et nos dépressions sont décrétées par le dépassement ou non des chiffres. Il faut battre le record. Dépasser les objectifs pour pouvoir s’en fixer de nouveaux.

Pour finir, on ne se sait plus ce qu’on mesure et on mesure surtout pour mesurer dans un esprit de réelle démesure. Mes cours de mathématiques ne datent pas d’hier certes, mais quand je fouille dans les recoins de ma mémoire je me souviens que dans l’approche scientifique les chiffres sont toujours accompagnés de préalables, d’hypothèses et qu’ils n’existent que dans un cadre très précis qui leur donne sens. Et ce cadre est tout aussi important que le résultat. Dans les disciplines scientifiques on accorde plus de valeur au raisonnement et à sa rigueur qu’au résultat. Bref, l’intelligence prime sur le chiffre. Dans notre vie quotidienne, force est de constater que c’est exactement l’inverse et qu’à ce titre le chiffre est profondément perverti. Le chiffre a valeur de réalité et de vérité et il sert avant tout à ne pas penser, à ne pas réfléchir et à intimer des ordres. On s’incline devant le chiffre comme on s’incline devant la parole divine ou celle du dictateur. Le chiffre est argument, le chiffre est raison, le chiffre est règle. Le chiffre est roi. Là où autrefois la morale était dictée par la parole, elle est désormais imposée par le chiffre. Qu’on ne s’avise pas de le remettre en question. Il faut dire que dans un monde qui a tendance à aller très vite et où il faut gouverner et communiquer avec des punchlines, le chiffre est magique. Olivier Rey nous explique que le chiffre a remplacé le verbe. C’est que le verbe offre plus de résistance, plus d’opposition. Il fait perdre du temps. Dès lors il suffit de faire parler le chiffre, ce qu’il ne sait pas faire d’ailleurs. Mais peu importe qu’il soit taiseux comme un mafieux napolitain, on parle à sa place et on lui fait dire n’importe quoi. Nous le commentons, l’analysons, sans lui demander son avis et sans vérifier si on ne le trahit pas un petit peu quand même. En fait, lorsque le chiffre pointe son nez, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas pour mettre un peu de rationalité et d’impartialité dans nos affaires. Nous devrions le voir comme un chiffon rouge agité signalant un point de vue partial et totalement subjectif. Le vétéran de l’étape Jacques Séguéla disait dans les années 90, moins de tests plus de testicules, on pourrait se limiter à dire aujourd’hui moins de chiffre plus de verbe, pour paraphraser O. Rey

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